Histoire, culture et environnement

Citations

“La main destructrice n’épargne rien de ce qui vit”

[…] Il n’y a pas un instant de la durée où l’être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux est placé l’homme dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer : roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d’huile ; son épingle déliée pique sur le carton des musée l’élégant papillon qu’il a saisi au vol sur le somment du mont Blanc ou du Chimboraço ; il empaille le crocodile, il embaume le colibri ; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d’une longue suite d’observateurs. Le cheval qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même animal ; l’homme demande tout à la fois, à l’agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe ; à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge ; au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l’art ; à l’éléphant ses défenses pour façonner le jouet d’un enfant : ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? non sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les exterminera tous ? Lui. C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux ; lui qui est né pour aimer ; lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même ; qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a été déclaré : “qu’on redemandera jusqu’à la dernière goutte du sang qu’il aura versé injustement [Note : Gen. IX, 5.] ? C’est la guerre qui accomplira le “décret”.

Remarque : Joseph de Maistre (1753-1821) est un auteur et philosophe conservateur savoyard, opposé à la Révolution française pour lequel la liberté individuelle doit céder devant l’ordre politique. D’une façon générale, après avoir été séduit par ses valeurs, il devient un adversaire des Lumières. Ce long passage est une magnifique tirade dans lequel il fustige la violence de l’homme sur la nature, c’est pour lui l’occasion de définir la guerre comme un acte naturel de l’espèce humaine. Ce constat – la violence à l’égard de la nature et des animaux affecte l’ensemble de la société – n’est pas spécifique des adversaires des Lumières mais caractérise la pensée occidentale de son temps.

L’ouvrage en deux volumes est téléchargeable ici en format pdf :

Référence : Joseph de Maistre (1821). Les Soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivi d’un Traité sur les sacrifices, Librairie grecque-latine-allemande (Paris) : xxvi + 457 + 474 p.

Illustration : portait de Joseph de Maistre vers 1810 par Carl Christian Vogel von Vogelstein (1788–1868), Musée d’Art et d’Histoire de Chambéry

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